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Fachosphère : la bataille du Net a déjà commencé

lundi 17 avril 2017 par Benoît Kermoal

par Benoît KERMOAL (avril 2017)

► Dominique Albertini, David Doucet, La Fachosphère.
Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net
, Flammarion, coll. « Enquête », Paris, 2016.

Cette note de lecture est disponible au format PDF sous licence CC BY-NC-ND : cliquer ici pour la télécharger.

Le journal Le Monde publie depuis le 31 mars une série d’articles sur « la galaxie des trolls d’extrême droite » [1]. C’est l’occasion pour nous de revenir sur le récent livre de deux journalistes portant sur la fachosphère, cette nébuleuse d’extrême droite qui utilise Internet comme un champ de bataille politique.
À l’heure où la campagne présidentielle bat son plein et où la candidate du FN apparaît en tête des sondages, mieux connaître la présence en ligne de cette galaxie est un impératif. L’Unsa Éducation appelle à faire barrage au Front national [2], et le livre de Dominique Albertini et David Doucet permet de mieux comprendre comment fonctionne l’extrême droite sur le Net.

« Pour 2017, j’espère que, grâce à Internet, vous serez une redoutable force de frappe démocratique. » Ainsi s’exprime Marine Le Pen lors du traditionnel rassemblement du FN le 1er mai 2016. On comprend aisément par cette phrase ce que peut représenter pour l’extrême droite la présence en ligne : le moyen de conquérir davantage de voix et l’outil idéal pour diffuser ses idées et sa conception du monde. Le livre de Dominique Albertini et David Doucet, tous deux journalistes, offre une plongée dans cette nébuleuse extrémiste omniprésente sur Internet.

La fachosphère peut se définir comme l’ensemble des sites d’information diffusant des idées d’extrême droite, en dépit des nombreuses différences qu’il peut exister entre les partisans du rassemblement bleu marine, les nostalgiques des dictatures fascistes du XXe siècle, les catholiques intégristes ou les conspirationnistes de tout bord abreuvés des vidéos de Dieudonné ou d’Alain Soral. Mais cela recoupe également l’activité de militants ou de simples sympathisants qui s’expriment sur les réseaux sociaux, abreuvent les sites d’information de remarques racistes ou d’extrême droite en commentaires d’articles et répètent à l’envi leur détestation de l’immigration, de l’Islam, des médias traditionnels et du système politique actuel. L’enquête d’Albertini et Doucet dévoile qu’une véritable bataille culturelle s’est engagée sur le net et que l’extrême droite est en passe de la gagner, avant peut-être de réussir à la gagner dans les urnes.

 Une enquête au sein d’une nébuleuse

Dominique Albertini, journaliste à Libération et David Doucet, rédacteur en chef aux Inrockuptibles, sont les auteurs remarqués d’une Histoire du Front national [3] et dans leur nouveau livre, ils se penchent sur cette fachosphère en élargissant leur champ d’étude : le FN n’est qu’une des composantes de cet ensemble épars de sites, blogs ou comptes Twitter qui déversent à longueur de journée leur haine du monde présent. Pourtant, les deux journalistes ont raison de rassembler en d’incisifs chapitres l’ensemble des composantes de la fachosphère, tant il apparaît que malgré les divergences dans ce milieu des droites extrêmes, cette nébuleuse repose sur un fonctionnement et des pratiques similaires en ligne : diffuser des informations insistant sur les maux de l’époque, afficher un racisme décomplexé, ou bien encore proposer des solutions sortant du cadre légal républicain. Le tout dans le but de préparer les Français aux idées que le FN déclinera pour partie une fois les urnes acquises.

Le terme de « fachosphère » pour réducteur qu’il soit a priori, est commode pour caractériser cet ensemble toujours plus actif sur Internet. Il est utilisé à partir de 2008 et le fonctionnement grégaire des partisans de cet activisme en ligne apparaît régulièrement au grand jour à l’occasion d’action médiatiques, comme lors de la mise en cause en 2009 du ministre de la culture de l’époque Frédéric Mitterrand ou encore lors de l’annulation du concert du rappeur Black M pour les commémorations de la bataille de Verdun en 2016.

Au centre de cette toile d’araignée réactionnaire se situe incontestablement le Front national, que ce soit sous sa version ripolinée actuelle ou bien lorsqu’il apparaissait comme moins respectable sous la houlette de Jean-Marie Le Pen. Car le FN fut le premier parti de France à avoir un site Internet en 1996, et régulièrement il a été à l’origine de plusieurs innovations sur des supports en ligne : de courtes vidéos ont été ainsi utilisées avec un très grand succès, recette simple et efficace que d’autres sites de la fachosphère ont repris depuis.

Même si actuellement le Front national récuse les opinions trop extrémistes dans son opération de dédiabolisation, qui ne doit tromper personne, ce parti est aussi lié à d’autres sites qui sont aujourd’hui de véritables stars du web. Le premier d’entre eux, Fdesouche, est administré par un habitué des milieux frontistes, Pierre Sautarel. Conçu comme une revue de presse, ce site, hébergé à l’étranger pour éviter les poursuites judiciaires, reçoit chaque mois plus d’un million de visites ! Une petite équipe de bénévoles fonctionne tous les jours de 8 heures à minuit pour alimenter le site qui se focalise sur le triptyque immigration-islam-insécurité, donnant de la France la vision anxiogène d’un pays au bord de la guerre civile.

Sautarel a aidé durant plusieurs années le FN dans sa communication numérique, et les liens sont évidents entre les deux structures. C’est aussi le cas du conspirationniste antisémite et raciste Alain Soral qui a fait ses armes au sein du parti frontiste avant de créer son propre site et sa propre boutique en ligne qui lui permettent de diffuser ses idées avec malheureusement un grand succès. Chez Soral, la dédiabolisation mariniste n’est pas du tout à l’ordre du jour : il faut marquer les esprits par des idées simplistes, des insultes, des démonstrations tellement exagérées qu’elles en sont presque risibles ; pourtant l’ensemble suscite quotidiennement l’intérêt de très nombreux internautes. C’est également le cas de l’activité en ligne de Dieudonné qui lui assure une audience importante, en dépit de ses ennuis judiciaires récurrents.

Le livre nous plonge aussi dans l’Internet de plus en plus obscur des droites extrêmes et des partisans à peine cachés du fascisme : du négationniste Reynouard aux amateurs du porno identitaire, en passant par d’autres youtubers comme le néo-nazi bretonnant Boris Le Lay, la galerie de portraits s’agrandit au fil des chapitres du livre, fruit d’une longue enquête et des très nombreux entretiens que les deux auteurs ont réalisé avec les principaux intéressés.

 Quels constats en tirer ?

Les potentialités de l’Internet furent très tôt mises en évidence par l’extrême droite. Il est d’ailleurs difficile de lutter contre leur influence, tant ils semblent nombreux et peuvent être perçus comme hégémoniques sur la toile.

De nouvelles formes de militantisme en ligne se pratiquent, avec Twitter ou Facebook, qui servent bien souvent d’outils de diffusion des idées de la fachosphère mais aussi de services de recrutement pour le FN : un très fort pourcentage des nouvelles adhésions à ce parti se fait aujourd’hui en ligne, bien souvent au contact de cette nébuleuse d’Internet, avant que l’internaute finisse par prendre sa carte au parti frontiste.

Si on peut s’interroger sur l’unicité de ces familles de l’extrême, où les querelles de chapelle ont toujours été nombreuses, on doit constater qu’elles utilisent les outils en ligne de la même façon. Il y a l’affirmation d’une défiance et d’une hostilité envers les médias traditionnels. Les adeptes de la fachosphère se présentent alors comme des dissidents vis-à-vis des médias officiels. C’est ainsi le cas du site intégriste du Salon beige, administré par Guillaume de Thieulloy, qui a su devenir la référence pour les partisans de la Manif pour tous et qui tente périodiquement des actions de lobbying contre tout ce qui peut selon eux détruite l’identité culturelle des Français. C’est également le cas du site de « réinformation » nommé Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (Ojim) qui critique les journalistes dans la plus pure tradition de l’extrême droite (on songe ici aux écrits du collaborateur antisémite Henry Coston qui aimait à dénoncer et à débusquer les journalistes de l’ « Anti-France » jusqu’à sa mort en 2001).

 Penser et agir pour riposter

Comme l’écrivent les auteurs en conclusion, « C’est une bataille culturelle qu’a engagée l’extrême droite. C’est sur ce terrain, d’abord, qu’elle attend ses adversaires ». Donc comment agir face à cette fachosphère ?

Il importe tout d’abord, c’est tout le mérite de l’ouvrage, de comprendre que l’utilisation d’Internet par les droites extrêmes ne doit rien au hasard et que c’est l’aboutissement de pratiques politiques et de communication très élaborées. Même si aujourd’hui, dans sa politique de dédiabolisation, le FN cherche à contrôler davantage l’expression de ses militants afin d’éviter les propos racistes ou trop extrémistes, on perçoit que l’activisme en ligne peut porter ses fruits dans les batailles électorales. Les thèmes de campagne du FN sont ainsi popularisés, et ils deviennent incontestables aux yeux de nombreux électeurs. On pourrait toujours rétorquer qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, et qu’Internet n’est pas la vie réelle. Certes. Mais ce serait mal mesurer l’influence que ces informations ou de ces comportements en ligne peuvent avoir dans la vie de tous les jours.

C’est d’ailleurs peut-être une des insuffisances du livre, ou plutôt un des prolongements qu’il serait souhaitable de prendre comme objet d’enquête à venir : quels sont réellement les usages que les internautes font de cette fachosphère ? On ne trouvera pas de données sur ce point dans l’enquête d’Albertini et Doucet, mais cela pourrait être utile d’en savoir davantage à ce sujet. De même, il ne faudrait pas séparer l’activisme de l’extrême droite de ses autres activités, en se centrant dès lors sur le Front national, qui incarne aujourd’hui le principal parti politique de cette mouvance.

D’autres travaux historiques ou issus des sciences sociales, parus cette année, permettront utilement de compléter ce livre : on pense en particulier à la synthèse du politiste Joël Gombin sur le Front National [4], au livre de l’historien Grégoire Kauffman [5] ou encore à l’excellente somme dirigée par Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer [6] . Ce sont autant de références qu’il est indispensable de mobiliser pour avoir une connaissance nette et précise du courant frontiste actuel [7].

Alors comment lutter ? La toile peut devenir un lieu d’affrontement entre partisans de la fachosphère et défenseurs des libertés démocratiques et républicaines. Mais faut-il user des mêmes moyens que les adversaires au risque d’entraîner une « brutalisation » du monde des Internets, ou pire, de perdre soi-même son identité à force de vouloir répliquer à l’adversaire par les mêmes moyens ?

À cette voie dangereuse, on peut privilégier l’utilisation et la diffusion de très bons sites d’information en ligne dans ce domaine, comme le blog de l’historienne Valérie Igounet Derrière le Front ou le très récent site Œil sur le Front . Enfin, l’Observatoire des radicalités politiques, en association avec la fondation Jean-Jaurès [8] diffuse de remarquables études sur l’extrême droite et sur les stratégies mobilisées par le FN. On pourra s’y référer et se les approprier pour en faire des outils et des remparts à la diffusion des idées d’extrême droite, sur la toile ou ailleurs.

L’UNSA Éducation, attachée aux principes républicains et soucieuse de défendre ses valeurs humanistes et progressistes, est également active dans ce domaine : on trouvera sur son site Internet plusieurs articles destinés à lutter contre la diffusion des idées d’extrême droite. Si la bataille du Net a commencé, il n’est pas dit que la fachosphère soit en position de la gagner : cela dépend aussi de nous.

Document diffusé sous licence Creative Commons  : Attribution-Non Commercial-No Derivative works (attribution, pas d’usage commercial, pas de travaux dérivés tels que sélections, modifications, etc.).

Pour citer ce document : Benoît Kermoal, « Fachosphère : la bataille du Net a déjà commencé », Notes de lecture du Centre Henri-Aigueperse/UNSA Éducation, avril 2016. URL : http://cha.unsa-education.com/spip.php?article182.

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Documents joints


Notes

[1Voir par exemple Adrien Sénécat « Comment des sites d’extrême droite fabriquent un récit « alternatif » à la présidentielle » Le Monde, 3 avril 2017, en ligne http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/04/03/comment-des-sites-d-extreme-droite-fabriquent-un-recit-alternatif-de-la-presidentielle_5105207_4355770.html. Minilien : https://huit.re/decodextd.

[2« Vote FN : un danger, jamais une solution ! » http://www.unsa-education.com/spip.php?article2887.

[3Dominique Albertini, David Doucet, Histoire du Front national, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2014.

[4Joël Gombin, Le Front National, Paris, Eyrolles, 2016.

[5Grégoire Kauffmann, Le Nouveau FN. Les vieux habits du populisme, Paris, Seuil, 2016.

[6Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer, Les Faux –semblants du Front national, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

[7De nombreux autres ouvrages sont annoncés dans les mois qui viennent sur le Front national. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

[8L’Observatoire des radicalités politiques (ORAP), associé à la Fondation Jean-Jaurès, en ligne https://jean-jaures.org/observatoires/observatoire-des-radicalites-politiques. De très nombreuses conférences ouvertes au public sont organisées régulièrement par l’ORAP à la fondation Jean-Jaurès (12 cité Malesherbes, Paris)

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